dimanche 6 mai 2012

Islande #33/L’Islande, génome à vendre ?


                La généalogie est pour les Islandais à la fois une passion et une nécessité. Dans cette île à la nature difficile et constamment en mouvement, dans ce pays isolé du reste du monde et peuplé de 320 000 habitants seulement, la recherche de ses ancêtres ne relève pas seulement de la quête identitaire mais aussi de considérations plus pragmatiques.
                La population de l’Islande est issue de l’installation récente, la plus tardive d’Europe, d’un groupe restreint de Vikings venus de Norvège, mais aussi de celtes des îles britanniques. Dans ce pays, l’immigration est faible : on ne compte que 3,5% d’étrangers, dont une majorité d’autres peuples nordiques. Isolement de la population et brassage interethnique quasi-nul entrainent une homogénéité génétique très forte, qui commence à poser problème. Il s'agit alors d'éviter tout risque d'union consanguine avec un cousin direct. D'autant qu’au pays des sagas la tradition noroise se perpétue. Les noms de famille n'existent pas : le prénom du père fait office de patronyme. On naît "son", fils de…, ou "dóttir", fille de… et on le reste toute sa vie. Aussi, les personnes s’interpellent-elles par leur prénom et l’annuaire classe-t-il les abonnés dans l’ordre alphabétique des prénoms !
                Grâce à un entrepreneur informatique, spécialiste du logiciel anti-virus et féru de généalogie, les Islandais peuvent désormais accéder à une base de données qui recense les liens de parenté entre concitoyens. Fridrik Skúlason a eu cette idée folle : retracer l'arbre généalogique de son pays tout entier ! Il aura tout de même fallu cinq ans et vingt employés à plein-temps pour abattre ce travail considérable. Le résultat ? Le site Internet gratuit Islendingabók, « le Livre des Islandais », du nom de la saga rédigée par Ari Þorgilsson entre 1122 et 1133, qui retrace l'histoire de l'Islande depuis sa colonisation. Il donne accès aujourd'hui à une base de données unique au monde. 800 000 Islandais, vivants et défunts, y sont enregistrés, sur 1,2 million de personnes ayant vécu sur l'île depuis sa colonisation par les Vikings au IXe siècle.
                Ici, pour la grande majorité, point de polémique quant au respect de la vie privée. Islendingabók, qui fête ses dix ans cette année, a connu un succès immédiat. Plus de la moitié de la population, dont 75 % des actifs, l'utiliserait régulièrement. Seuls les Islandais y ont accès, et les résidents légaux pour qui a été délivré un numéro d’identification. En quelques clics, ils peuvent trouver leur lien de parenté avec n'importe quel concitoyen. Il suffit d'entrer son nom et celui d'une autre personne pour voir apparaître les deux lignes de descendance et repérer où elles se croisent. En fait, les Islandais utilisent surtout Islendingabók, ou l’application Facebook qui lui est dédiée, de manière ludique, pour établir leur lien de parenté avec leurs amis et collègues ou avec les célébrités. Björk, de son vrai nom Björk Gudmundsdóttir, arrive en tête des recherches les plus populaires.
                L'Islande est une grande famille, la généalogie un passe-temps national, et tous les habitants ont des ancêtres communs à l’échelle, en moyenne, de six ou sept générations. L’outil informatique se met aujourd’hui au service de ce désir de filiation. Pourtant, cela soulève quelques questions, que n’ont pas manquées de se poser certains Islandais et d’autres encore. En effet, cette initiative n’aurait probablement pas vu le jour sans le concours de deCODE genetics, une société aux pratiques contestées.
                deCODE genetics est une compagnie de génomique islando-américaine basée à Reykjavik, créée en 1996 par un Islandais, Kári Stefánsson. Son projet ? Isoler les gènes responsables de maladies telles que certaines schizophrénies, des maladies cardio-vasculaires, des cancers et d’autres encore, et vendre ces découvertes aux laboratoires pharmaceutiques partenaires, en l’occurrence le géant pharmaceutique suisse Hoffmann-La Roche, en vue de la création de médicaments. Or, quel meilleur terrain de recherche que cette Islande à l’homogénéité ethnique presque unique au monde ? Il s’agit donc au préalable de rassembler dans une seule base de données les informations généalogiques, médicales et génétiques de la totalité de la population islandaise !
                Dès 1998, le président de deCODE trouve au sein du gouvernement et des médias des appuis qui lui permettent d'obtenir des modifications législatives afin de lancer son opération. Au départ, deCODE genetics s'est contentée de constituer une base de données à partir des arbres généalogiques de la population, pieusement conservés par toutes les paroisses depuis le Xe siècle. Pour croiser ces données publiques avec l'état sanitaire de la population, deCODE obtient, en décembre 1998, le vote par le Parlement islandais du Medical Database Act. Certains font alors état d’une grosse donation, on parle de 250.000$, au parti de l’indépendance qui gouverne le pays à cette époque. Celui-ci autorise le gouvernement à mettre, pendant douze ans, à la disposition du privé les données médicales contenues dans les carnets de santé détenus par tous les Islandais depuis le début de ce siècle, à condition que les informations recueillies restent anonymes. En janvier 2000, c'est bien sûr deCODE qui a obtient ce droit.
                De nombreux Islandais s’opposent dès 1998 aux activités de la société de génomique deCODE genetics et ce vote suscite de vives polémiques publiques. Pour constituer sa biothèque, cette société privée a désormais besoin d'échantillons de tissus, de cellules et de sang. Jusqu'ici, la firme a fait appel à des volontaires, la loi islandaise exigeant le « consentement éclairé » des donneurs. Mais, en avril 2000, le Biobank Act remplace ce principe par celui du « consentement présumé » : tout individu est potentiellement donneur, sauf s'il signifie son refus.
                Cela conduit le gouvernement à dresser une liste de 20 000 personnes qui rejoignent le front du refus. Un fichage jugé inadmissible par les militants de l'association Mannvernd (Association des Islandais pour une éthique scientifique). De nombreux Islandais sont contre le projet ; ils ont notamment peur de la divulgation de ces informations, et donc de la violation de leur vie privée. Ils refusent le principe du « consentement présumé » et s’interrogent sur le risque de manipulation des descendances, sur les dangers de l’alliance entre la science et le politique sans information éclairée et consentement de la population, sur l’assujettissement de l’intérêt collectif à des intérêts privés commerciaux. De nombreux médias internationaux expriment alors surprise et interrogations, mettent en lumière les enjeux financiers qui ont présidés à ces tractations et les risques de dérapages éthiques. Comment, dans ce pays respectueux des droits de l’homme, le troisième pays le plus riche de la planète par habitant avant la crise de 2008, une telle décision a-t-elle été prise ? Les avancées de la recherche et de la médecine vont-elles se faire aux dépends du respect de la vie privée? La protection des données sera-t-elle garantie?
                En 2003, la Cour Suprême islandaise annule finalement l’accord. De procédures en procédures, deCODE genetics n’aura jamais pu utiliser la base de données. Néanmoins, le laboratoire poursuit ses recherches. N’importe qui peut d’ailleurs, en échange d’un peu moins de 1000 dollars, faire analyser son matériel génétique.
                En 2008, Kari Stefansson, le charismatique directeur et fondateur de DeCode, reconnait que son entreprise est en très mauvaise posture. Suite à de mauvais placements, une partie des fonds déposés à la banque Lehman Brothers est partie en fumée. L'entreprise, comme toute la société islandaise est secouée par crise financière.
               Ces débats sont aujourd’hui encore plus sensibles, et ne concerne évidemment pas seulement l’Islande. Ils sont à la mesure des avancées rapides des biotechnologies et de leurs applications, avec toutes les conséquences qu’elles entrainent sur notre conception de la personne, tant du point de vue médical qu’éthique, juridique ou civique. L’Islande est en quelque sorte à l’avant-garde de ce devenir. Cette nation insulaire, de par ses spécificités et ses contradictions (une société pauvre et rurale, dominée mais hautement démocratique, devenue par une évolution fulgurante de quelques décennies, riche et traversée d’une frénésie de consommation, dans le même temps fière d’un passé mythique et mythifié et aspirant à la plus haute modernité), est comme un laboratoire où seraient travaillées les propositions nouvelles du futur de nos sociétés. Cela est valable pour le sujet qui nous intéresse ici, mais également pour d’autres, tout aussi importants, comme la recherche d’un processus politique nouveau, la gestion des ressources énergétiques, le réchauffement climatique et ses conséquences... Etre attentif à ce qui se concocte dans ce petit pays est décidemment du plus grand intérêt.