vendredi 31 décembre 2010

Staglieno,Gènes

    Aujourd’hui, qu’on aborde la ville par la mer ou en empruntant l’autoroute surélevée qui longe son golfe, c’est la réalité industrielle de Gènes qui s’impose. Bouleversant les données géographiques et sociologiques anciennes, le Porto Vecchio depuis longtemps abandonné à la plaisance et au tourisme, la capitainerie à sa fierté passée, l’immense complexe maritime s’allonge vers l’Ouest sur près de cinquante kilomètres, débordant largement son site originel. Se succèdent ainsi, en une longue bande ininterrompue, chantiers navals de Porto Nuovo, port pétrolier, industries chimiques et sidérurgiques ou centrale thermoélectrique aux cheminées à damiers rouges et blancs…

…La colline est bordée au Sud par le torrente Bisagno et transpercée vers son sommet par le tunnel de l’Autostrada Azzurra qui file vers La Spezia. Située à quelques kilomètres au Nord du centre historique, elle est aujourd’hui absorbée dans l’urbanisation génoise. Lorsque ce site est choisi en 1835 pour la création du cimetière de Staglieno, cet espace est encore à l’écart de la ville. Dans son vallon, la nécropole est bâtie et son architecture respecte les mêmes règles de la hiérarchie sociale que celles qui régissent la cité des vivants. Elle nous en présente une sorte de réplique...

…Si le cimetière de Staglieno semble si singulier, c’est qu’il marque à la fois l’aboutissement esthétique d’une histoire et le début de sa rapide transformation, son apogée et sa chute. L’avènement d’une époque nouvelle va tout bouleverser. Tel un jalon, il est donc bien, par sa formidable intensité représentative, ce lieu symptomatique où se « pétrifie » littéralement la société génoise et en particulier la grande bourgeoisie industrielle et commerçante. Cet art funéraire, en les scénographiant, permet de saisir le rapport à la mort, la conception de la famille, le désir de transmission et de postérité, jusqu’à l’univers fantasmatique d’une catégorie sociale avant qu’elle ne bascule dans une autre réalité…


… Le style le plus macabre y rivalise avec l’ostentation la plus extravagante. On y découvre ainsi d’impressionnants groupes sculptés. Il s’agit le plus souvent de la scène d’hommage rendu au personnage emblématique de cette société, le patriarche et père, l’homme aux moustaches en croc. Chacun y tient son rôle, avec les attributs de sa condition : épouse et mère, fils et associés, filles et gendres… Et l’assemblée s’organise autour de sa personne, vivante, à l’agonie, morte enfin… 




 ...Cette précision dans le rendu des détails se trouve encore accentuée par un effet visuel particulier, lié au dépôt de la poussière sur les sculptures. Sur les parties orientées vers le haut, saillies des formes et surplombs, toutes surfaces qui devraient paraître les plus claires puisque exposées à la luminosité la plus forte, une pellicule de poussière fine d’un gris soutenu s’est déposée, épousant parfaitement les reliefs. Il en résulte un phénomène d’inversion des valeurs, analogue aux valences positif/négatif propres au photographique. Visuellement, ces surfaces de pierre seraient comparables à un négatif argentique ou à une épreuve photographique ayant subi une solarisation, procédé qui entraine l’inversion partielle des hautes et des basses lumières d’une image. Cette spécificité donne aux lignes des sculptures, au rendu des matières, une qualité : la douceur. Celle-ci accentue d’autant une esthétique maniériste et sensualiste. Cette érotique de la mort trouve son incarnation la plus aboutie dans la figure, très fréquente à Staglieno, de l’ange...

...Placé au-dessus de cette colonie d’endeuillés et de défunts infiniment répétés, l’ange est partout présent à Staglieno. Figure évidente de l’iconographie religieuse, son lien au sacré y est ici d’intensité variable, ambigu. Elle investit même bientôt la sphère profane et l’aventure de sa métamorphose attire l’attention. Ce motif éminemment souple évolue autour des années 1870 et marque une évolution de la sensibilité esthétique, une ouverture vers un rêve d’au-delà moins conventionnel qu’on aurait pu le penser. Fini la mièvrerie du putto, ce bambin joufflu aux ailes ridicules coincées derrière les oreilles; c’est un ange adulte que l’on rencontre. L’ange du monument de Jacques Carpaneto, sculpté par Giovanni Scanzi en 1886, est encore un jeune garçon, lequel affale la voile de son bateau. Dans le même geste, il rend hommage aux éminentes activités de ce notable génois et réalise l’allégorie du destin de celui-ci, comme mise en scène du désarmement de la barque de la Vie par l’ange gardien lui-même. « L’ange au marteau » porte lui l’outil symbolique du travail dans cette ville d’arsenaux et de compagnies maritimes. Il est comme le héraut d’arme ou l’intercesseur pour l’entrepreneur dont il surplombe, désinvolte, presque languide, le tombeau. Déjà androgyne, son attitude ne manque pas d’intriguer. Enfin, la représentation partout présente de la nudité de la jeune fille, abandonnée à l’étreinte mortelle ou à la sollicitation érotique nous conduit à cette fixation obsessionnelle sur l'ange femminisé à la nudité équivoque, rendez-vous d’Eros et Thanatos. Ainsi l’énigmatique figure de l’ange de la mort, au mystère un peu menaçant, sculptée en 1882 par Giulio Monteverde. Elle ne laisse plus guère d’équivoque sur le sexe des anges. Elle n'offre ici aucun geste de consolation et semble aussi lointaine qu’imperturbable. Le choix de cette figure ambiguë, surplombant la tombe d’un bourgeois comme Francesco Oneto, riche marchand et président de la Générale de Banque, porte un sens particulier d’un point de vue historique et social. Elle est comme le témoin et la mise en abyme de la crise des certitudes qui envahit cette classe favorisée...